MARS 2002
Par SERGE HALIMI
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L'UNIVERS SOCIAL ET POLITIQUE
DE M. DOMINIQUE STRAUSS-KAHN

Flamme bourgeoise, cendre prolétarienne

Jean Jaurès - « C'est nous qui sommes les vrais héritiers du foyer des aïeux ; nous en avons pris la flamme, vous n'en avez gardé que la cendre. » -, M. Dominique Strauss-Kahn a emprunté deux mots. Ils servent de titre à son dernier essai (1). Mais, une fois passée la page de garde, les rémanences politiques du tribun socialiste assassiné en 1914 sont particulièrement rares. Sur ce plan, on accordera volontiers à l'ancien ministre des finances de M. Lionel Jospin le crédit d'une certaine franchise. Car son propos théorise la rupture du Parti socialiste à la fois avec son histoire et avec ce qui constitua longtemps une fraction significative de sa base sociale. Depuis vingt ans, la gauche de gouvernement a appliqué des politiques favorables aux hauts revenus, y compris ceux du capital (2). Peut-être était-il temps pour cette gauche, pas très à gauche, de passer enfin par pertes et profits les exploités, après avoir sacrifié leurs intérêts en accomplissant le « sale boulot de la droite ».

Ce n'est donc pas entièrement par hasard que M. Strauss-Kahn raille ceux de ses camarades qui auraient « toujours eu peur de ne pas être assez à gauche ». Son ambition - « bâtir une société pacifiée et harmonieuse » - lui impose en effet de débarrasser son parti de la « caricature » présentant ses militants comme « les ennemis absolus de l'entreprise ». Ici, l'un des termes choisis dévoile utilement un paysage idéologique «moderne» en diable : «l'entreprise» de M. Strauss-Kahn semble mêler indistinctement ouvriers, employés, cadres et patrons. Et c'est précisément lorsqu'il s'agit d'évoquer l'harmonie sociale à laquelle il aspire que l'ancien ministre se montre le plus intéressant. Partant d'un discours ultra convenu sur l'«inadéquation» de la vieille définition «marxiste» des classes sociales, qu'il juge exagérément binaire du fait de la « possession par les salariés - ou du moins par une partie d'entre eux - d'une fraction de plus en plus importante du capital - acquise grâce à leur épargne », M. Strauss-Kahn en vient au fond de l'affaire. C'est ce « groupe intermédiaire », ce « corps central prolétaire mais héritier » (sic) qui doit, selon lui, faire l'objet de toutes les attentions. Il y a un quart de siècle, M. Valéry Giscard d'Estaing faisait carillonner la même antienne dans son livre "Démocratie française" (3).

Trois raisons justifieraient autant d'égards. D'abord, ce « groupe intermédiaire », défini par M. Strauss-Kahn avec une imprécision stupéfiante (4), serait celui que « les évolutions de nos sociétés malmènent le plus. Cela ne signifie pas évidemment qu'il appartienne au groupe le plus malheureux ». On le voit, le distinguo est subtil entre ceux que l'évolution économique déstabilise et ceux qui ont le malheur pour état permanent. Pourquoi faudrait-il privilégier les premiers ?

On en vient ici au second motif des inclinations du dirigeant socialiste : « Cette partie de la population, dont le sentiment profond est qu'elle mène une existence toujours plus dure et toujours plus complexe, est le socle même sur lequel repose notre démocratie. » Fondée sur un désir prioritaire de « stabilité » sociale, l'analyse rappelle alors, volens nolens, les justifications du suffrage censitaire entendues au cours du XIXe siècle ; elle fait presque écho aux craintes que les élans populaires suscitaient chez des penseurs libéraux comme Tocqueville. De fait, pour M. Strauss-Kahn, « ce sont les membres du groupe intermédiaire, constitué en immense partie de salariés, avisés, informés et éduqués, qui forment l'armature de notre société. Ils en assurent la stabilité, en raison même des objectifs intergénérationnels qu'ils poursuivent. Ces objectifs reposent sur la transmission à leurs enfants (a) d'un patrimoine culturel et éducatif, d'une part, d'un patrimoine immobilier et quelquefois financier d'autre part, qui sont les signes de leur attachement à l'"économie de marché" ».

Un tel « attachement » semble donc devenu le garant du caractère raisonnable de ce groupe intermédiaire. Il est également décisif sur le plan politique : « Les couches sociales regroupées dans le terme générique d'"exclus" ne votent pas pour (la gauche), pour cette raison simple que, le plus souvent, elles ne votent pas du tout (b) . Au risque de l'impuissance, (la gauche) se voit dans l'obligation de trouver à l'intérieur d'autres catégories sociales le soutien suffisant à sa politique. » On comprend mieux alors que, face à la présidente du Rassemblement pour la République, Mme Michèle Alliot-Marie, M. Strauss-Kahn ait expliqué en janvier dernier : « Vous avez raison de dire que le souci que nous devons avoir pour les dix ans qui viennent, c'est de nous occuper de façon très prioritaire de ce qui se passe dans les couches moyennes de notre pays (c). »

Restent les défavorisés, les vrais prolétaires, désormais évacués sous le vocable d'«exclus». Jean Jaurès s'en souciait ; aucun des partis « de gouvernement » n'en veut plus. Dans le fil de son ouvrage, M. Strauss-Kahn admet même la méfiance quasiment aristocratique que ces pauvres lui inspirent, eux qui n'ont à transmettre ni patrimoine immobilier, ni actifs financiers, ni « attachement à l'économie de marché » : « Du groupe le plus défavorisé, on ne peut malheureusement pas toujours attendre une participation sereine à une démocratie parlementaire. Non pas qu'il se désintéresse de l'Histoire, mais ses irruptions s'y manifestent parfois dans la violence. » Les gueux inspireront toujours de la méfiance.

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(1) Dominique Strauss-Kahn, La Flamme et la Cendre, Grasset, 2002, 393 pages, 20 euros.

(2) M. Strauss-Kahn l'avait admis lui-même en précisant en 1997 : « En quinze ans, la part des salaires dans le produit intérieur brut français est passée de 68,8 % à 59,9 %. » [cf. l'article du Monde "Relever les minima sociaux, une exigence économique" en février 1998]. Le ministre socialiste précisait alors que le chômage français « trouve sa source dans un partage de la valeur ajoutée trop défavorable aux salariés pour que les entreprises puissent bénéficier d'une croissance dynamique » (conférence de presse du 21 juillet 1997). Dans son livre, page 25, il estime à présent que « la redistribution est près d'avoir atteint ses limites, en même temps que certains de ses objectifs »...

(3) Fayard, 1976.

(4) Interrogé par le directeur de la rédaction du Monde dans une émission de la chaîne câblée du groupe Bouygues, M. Strauss-Kahn décrivait même ainsi ces nouveaux «prolétaires» : « Ce sont des tas de gens comme vous, comme moi. » (LCI, 19 janvier 2002.) En France, en 2000, 50 % de la population disposaient de moins de 6 722 francs par mois (1 025 euros).

 SERGE HALIMI.

LE MONDE DIPLOMATIQUE | MARS 2002 | Page 24
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(a) MNEF : - VSD => "Comprenez-vous son non-lieu dans cette affaire ?" Réponse d'Eric Halphen => "Sa relaxe, comme d'autres d'ailleurs, démontre qu'il est beaucoup plus facile de condamner le pékin moyen que le puissant" [in VSD de débit Nov. 2002, N° 1314]. Dans mon affaire en cours concernant les violences commises envers les vendangeurs à Haut-Brion, je démontre par ailleurs au juge en charge que l'accès à la justice n'est pas égal pour tous. Pour leur part, les notables "de gauche" (?) apprécient autant le bon vin que le caviar et n'ont guère le temps de s'intéresser aux violences institutionnelles : le préfet de la Gironde semble montrer plus de zèle à expulser les sans-papier de leurs squatts que d'empressement à me répondre de ne plus s'afficher avec le Directeur du Haut-Brion. Idem pour le maire P.S. de la commune qui est aussi président du Conseil Régional.

(b) On vient de voir au contraire au cours des présidentielles de 2002 que la plus importante partie des quelques 5 millions d'électeurs qui ont voté F.N. est composée des nouveaux "exclus" ou simplement "précarisés" (et ceux qui craignent de le devenir) - principalement de gens qui votaient traditionnellement pour la gauche - qui ont voulu sanctionner une politique trop en faveur des nantis et des "classes moyennes". Tous ceux-là ET ceux qui n'ont plus voté (pour la gauche) disent clairement qu'un gouvernement de gauche doit faire une politique de gauche, n'en déplaise aux "libéraux-socialistes".
Ces derniers n'ont même pas encore tiré les leçons de leurs échecs locaux aux cantonales de 98 : à Bordeaux-Nord, le cumulard arriviste et social-traître (sous le portrait de Jaurès au siège de la Fédération, il déclarait - entre autres et devant témoins - que les chômeurs étaient des "feignants qui allaient pointer en BMW" : voir 'Défaite annoncée à Bx-Nord') à ses origines [le "transfuge de Bacalan"] qui avait pour orientation "petit commerce et patrimoine" a renforcé objectivement le FN et permis à la candidate de droite collaborant avec le FN (suppléante de Walleix au Bouscat, félicité par Le Pen pour sa collaboration) de l'emporter. Aujourd'hui encore, il est le 1er soutien de la candidate de la 1ère circonscription aux législatives, à croire que le bureau fédéral pense que les mêmes causes ne produiront pas les mêmes effets.

(c) Ceci explique pourquoi le gouvt a préféré la Prime pour l'emploi (voir : "Crédit d'impôt et prime à l'emploi") à l'ACR aménagée que proposait J. Delors dans le rapport du Cerc 2000. Mais cette priorité elle-même est contredite par la politique de précarisation de l'emploi menée depuis Bercy (la "forteresse de la redistribution") dans la fonction publique : 25 % des salariés du public sont désormais contractuels ou précaires ; politique hospitalière contestable (mise en oeuvre des 35h, aides accordées aux patrons des cliniques privées, suppression des petites unités de proximité...) ; privatisations (F.T.). DSK ignore sans doute que les fonctionnaires étaient jusqu'alors le plus sûr soutien du P.S. (voir "Faux privilégiés, vrais nantis").
Chacun a pu apprécier par ailleur sa raison de ne pas baisser la TVA et ses positions sur les stocks-options et les retraites (sur la triste histoire des fonds de pension et ses prétextes, voir "Notre avenir n'est pas à vendre" d'Alternative Libertaire ; sur l'épargne-retraite et la financiarisation, voir Parti socialiste, socialisme parti (Le Monde, 10.06.03).
En Décembre 2002, lors d'une réunion du NPS à la fédération girondine, une Secrétaire Nationale du Parti, se revendiquant "social-démocrate" lui pardonnait au motif qu'il avait reconnu certaines erreurs. Mais, les actes ne suivent pas, puisque son livre, qui atteste explicitement de son mépris du peuple, est toujours en vente. De plus, le 9 Janvier 2003, lors de l'émission "100 mn pour convaincre" {Le mariage de DSK avec A. Sinclair n'est que la partie visible de la collusion des pouvoirs. Comme les responsables politiques, les responsables des média sont des privilégiés et agissent comme tels. Sur le rôle des média et la manipulation des professionnels de la parole (les "médiatiques"), voir l'interview de P. Bourdieu par Le Monde :"Analyse d'un passage à l'antenne".}, s'il reconnaît globalement "des" erreurs, il n'en reconnaît aucune en particulier : les "ouvertures du capital des entreprises publiques peuvent être nécessaires", la taxe Tobin est "irréalisable", et il n'est toujours pas question de revenir à 18.6%. Du point de vue de la redistribution à la source, hérétique (son contradicteur de l'UMP lui reconnaît bien la qualité de "libéral") et relaps donc. La dite Secrétaire, pédagogue de son état, doit sans doute montrer en exemple aux jeunes les adultes "aisés" qui dépouillent les étudiants et qui se scandalisent des vols de portables commis par les "sauvageons" [idem pour "l'éducateur", homme lige du transfuge de Bacalan, qui verrouille toujours (recrutement, bureau, ordres du jour, prises de parole, compte-rendus) la section Bx-Nord : cf. "déficit démocratique" et "Défaite annoncée". Nous souhaitons donc beaucoup de courage et surtout d'endurance aux nouveaux encartés].
A.D.

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