FÉVRIER 1998
Par René PASSET, Professeur émérite à l'université Paris-I,
président du conseil scientifique d'Attac.
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Relever les minima sociaux, une exigence économique.

Pour les chômeurs, l'urgence c'est tout de suite. Donc, pour le gouvernement français, faire tout de suite quelque chose de significatif en se donnant, s'il le faut, le temps de construire des réponses plus élaborées. Plonger quand les gens se noient, et non aller prendre des cours de perfectionnement en natation. Rien, pourtant, dans les « cinq engagements » pris par M. Lionel Jospin, le premier ministre, lors de son entretien télévisé du 21 janvier dernier, n'obéit à cet impératif.

On peut comprendre la volonté de ne pas mettre à mal la cohérence globale d'une politique de long terme et la priorité affichée à la reconquête de l'emploi. La vraie réponse à la détresse est effectivement d'en supprimer les causes. Mais impératif immédiat et objectif long ne sont pas opposés. On peut même avancer que la revalorisation rapide des minima sociaux pourrait devenir l'instrument privilégié d'une politique de relance, qui contribuerait, en retour, à éliminer la cause principale de leur existence. Cela suppose que l'on cesse de formuler les problèmes du présent en termes purement statiques, ponctuels et comptables, ce qui a évidemment pour effet de les rendre insolubles.

On parle d'« assistance » aux chômeurs, alors qu'il s'agit d'une dette. Entrons, en effet, dans la logique de l'économie marchande au nom de laquelle ont été supprimés les emplois qu'ils occupaient : la compétitivité des entreprises - donc le bien commun, nous dit-on - exige la compression des coûts de production, concrétisée par des « licenciements compétitifs ». C'est à ce prix que l'économie française a été en mesure de consolider sa place dans le monde, que son déficit commercial a pu se transformer en excédent (160 à 180 milliards de francs en 1997) et que, en dix ans, le revenu distribuable s'est accru de 1 350 milliards, soit une augmentation de 2 000 F par citoyen et par mois. Si nous suivons ce raisonnement, les chômeurs sont donc les acteurs - au plein sens du terme - indispensables à un accroissement des richesses qui bénéficie à l'ensemble de la collectivité, et dont ils devraient être les seuls exclus.

Or, depuis 1983, affirme CERC- Association (1), « l'effort consenti par la collectivité en faveur des allocataires n'a pas augmenté, alors même que le nombre des bénéficiaires progressait fortement ». Par rapport au produit national, « la part des sommes affectées aux minima dans les dépenses de protection sociale est même légèrement plus faible en 1995 qu'en 1982 ».

Depuis une quinzaine d'années donc, leur pouvoir d'achat se dégradait, alors que, dans le même temps, celui de l'ensemble des ménages augmentait, en moyenne, de 15 %. Il représente, en 1997, entre 20 % et 40 % de ce dernier. Quoi d'anormal alors à ce que les éternels oubliés de la croissance en réclament enfin leur part ?

On invoque la nécessité de ne pas faire exploser les équilibres budgétaires et de respecter les critères de convergence du traité de Maastricht afin de se qualifier pour l'euro. L'augmentation de 1 500 F mensuels réclamée par les associations de chômeurs coûterait quelque 30 milliards de francs au budget de l'Etat si elle concernait les seuls revenu minimum d'insertion (RMI) et allocation de solidarité spécifique (ASS), 60 milliards si tous les minima sociaux étaient concernés (2) et 10 milliards supplémentaires si l'on prenait en compte la revendication d'un droit au revenu pour les jeunes. La facture varierait donc de 30 à 70 milliards.

Alors que se profile à l'horizon le fameux impératif des « trois-virgule- zéro-pour-cent » de déficit budgétaire exigé par la banque centrale allemande, un tel effort représenterait de 0,37 % à 0,87 % du produit national. Il aggraverait le déséquilibre des finances publiques, les dépenses immédiates ne produisant que des recettes différées. Le critère du traité de Maastricht ne serait pas respecté et la France se trouverait provisoirement absente de la monnaie unique. On ne saurait mieux démontrer le caractère artificiel dudit critère. Car la vie économique ne connaît pas les « points fixes » : elle n'est qu'évolution, faite de déséquilibres qui se succèdent dans un sens et dans l'autre, se compensent ou s'amplifient dans le temps. La politique ne saurait avoir pour objet de mettre fin à ce mouvement perpétuel - elle ne le pourrait d'ail-leurs pas -, mais de le contenir et de l'orienter.

Le corset de l'euro

Pour avoir ignoré ces évidences, l'interprétation statique et intégriste des critères fixés à Maastricht a valu à l'Europe de passer à côté de la croissance dont, pendant plusieurs années, a bénéficié le reste du monde. Responsable, en bonne partie, du mal qui frappe les exclus, il faudrait aussi qu'elle empêche l'administration du remède ! Entre la dictature étriquée des banques centrales et le sort des victimes, il faut choisir. A supposer que, au mépris de toute vraisemblance, les partenaires européens de la France choisissent de faire l'euro sans elle, on se demandera qui peut le plus attendre : ceux qui « crèvent » ou des conventions abstraites qui se révèlent chaque jour plus étrangères à l'économie réelle.

Le rapport entre le niveau des allocations et celui du SMIC est présenté comme un problème. Une hausse qui rapprocherait trop sensiblement les minima sociaux - en particulier l'allocation de solidarité spécifique - des salaires les plus bas aurait pour effet, nous explique-t-on, de détourner du travail une partie de la population. En période de pénurie d'offres d'emploi, l'argument ne manque pas de sel, mais c'est son bien- fondé lui-même qui est sujet à caution. D'une part, dans 75 % des cas, les revenus des RMistes restent suffisamment éloignés du SMIC pour autoriser une bonne marge de progression. Mais, d'autre part, lorsqu'il en va différemment, les conséquences redoutées ne semblent pas être la règle : le travail à temps partiel - plus souvent subi plus que librement consenti - ne cesse de se développer : de 9 % des effectifs en 1982, il est passé successivement à 14,7 % en 1994 et 16,7 % en 1997.

Il existe donc déjà toute une population, notamment féminine, payée au SMIC horaire, et qui, tout en travaillant, perçoit des revenus inférieurs aux minima sociaux. Aux Etats-Unis, on qualifie de working poor (travailleurs paupérisés) ceux qui, bien que disposant d'un emploi, perçoivent un revenu inférieur au seuil de pauvreté. En 1983, ils représentaient, en France, 11,4 % des salariés, et ils sont, en 1997, 15,3 % (3).

A la marge donc, allocations et revenus du travail les plus faibles se chevauchent déjà, et l'effet de découragement sur la recherche d'emploi est assez limité. C'est que le travail, dans la société actuelle, ne représente pas seulement une source de revenus mais qu'il est ressenti aussi - à tort ou à raison - comme un facteur décisif de la dignité personnelle et de l'intégration sociale.

La revendication de minima sociaux permettant au moins une existence décente ne manque pas de soulever la question de l'allocation universelle, dite parfois revenu d'existence ou de citoyenneté. Telle est sans aucun doute, à terme, la voie de sortie - par le haut - de l'impasse actuelle. Cette perspective conduit, en attendant, à mettre en place un statut autorisant le cumul, dans des limites plus larges, d'une indemnisation du chômage avec le gain lié à une activité complémentaire. Avec pour double mérite de ne rien coûter à l'Etat et de ne pas décourager la recherche d'un travail.

Vient enfin la question de la charge, fiscale pour la collectivité et salariale pour les entreprises : « Nous ne pouvons pas demander aux Français de supporter des impôts supplémentaires de 70 milliards de francs », expliquait M. Lionel Jospin, lors de son intervention devant le Parlement (4). Mais de quels Français veut-il parler ? Entre 1982 et 1993, la part des salaires dans le produit intérieur brut (PIB) régressait de 68,8 % à 59,7 %, soit sensiblement plus qu'en Allemagne et aux Etats-Unis où, sur une période plus longue, 1965-1995, elle passe respectivement de 62,7 % à 61,2 % et de 68,5 % à 66, 7 % du PIB.

Si l'on appréhende les choses dans leur évolution, il faut bien constater que, face à un supplément de charges de 30 à 70 milliards de francs - correspondant aux revendications des sans-emploi - apparaît un transfert de pouvoir d'achat de 9 points de PIB - soit 720 milliards de francs - effectué au détriment des travailleurs [cf. l'article du Monde sur DSK en mars 2002]. Ces derniers - dont beaucoup sont les chômeurs d'aujourd'hui - ont donc dégagé par anticipation les sommes nécessaires à la revalorisation des minima sociaux. Dans le même temps, la part des patrimoines dans la richesse nationale était multipliée par deux (5). En 1997, il faut le rappeler au passage, la Bourse, avec un gain de 29 %, a battu tous ses records. N'y a-t-il pas là quelques pistes de financement à explorer ?

Nécessaire politique de relance

Les entreprises, assure-t-on, pourraient être victimes d'un effet de propagation au SMIC et à l'ensemble des salaires de la hausse des allocations. Mais leur situation ne semble pas globalement si mauvaise, même si une partie de leur rentabilité tient à la baisse des taux d'intérêt. Leur compétitivité internationale vaut à la France des excédents commerciaux substantiels. Leur capacité d'autofinancement, supérieure à 115 %, leur permet, après avoir, le cas échéant, effectué leurs investissements productifs, de réaliser de juteux placements financiers. Et, en 1997, l'industrie française a connu son meilleur taux de croissance depuis vingt ans : 4,7 %. Une augmentation des salaires - qui, en tout état de cause, resterait limitée - serait-elle autre chose qu'un rattrapage du retard qu'ils ont pris depuis plusieurs années, et dont les entreprises ont été les premières bénéficiaires ?

Une attention particulière doit cependant être portée aux PME-PMI, qui, au nombre de 2 300 000, absorbent les deux tiers des salariés des secteurs primaire et secondaire et sont seules créatrices d'emplois. Ce sont elles qui, et de loin, occupent les plus fortes proportions de smicards : 21,4 % pour les moins de vingt salariés, contre 3,9 % pour les plus de 500 salariés (6). Or les bas salaires seraient les plus exposés aux conséquences d'une revalorisation des minima sociaux. Cela signifie que l'on ne saurait séparer cette revalorisation d'une politique d'ensemble favorisant ces entreprises.

Le gouvernement pouvait - pourrait encore - faire de la revalorisation des minima l'outil d'une véritable politique de relance. « Tout faire, déclarait récemment le premier ministre, afin d'accompagner - en l'encourageant - la reprise économique (7) . » Le propos est timoré. Il évoque le simple accompagnement d'une reprise spontanée qu'il ne faudrait pas briser. L'expression « en l'encourageant » paraît venir en supplément, comme pour la bonne conscience. Et les faits confirment cette impression. La grande déception des premières mesures gouvernementales de l'été 1997 est venue d'une revalorisation de l'ASS limitée à 3 %, cependant que - plus grave - celle du RMI ne dépassait pas 1,1 %. L'inflation prévue pour 1998 étant de 1,3 %, et le RMI étant censé augmenter, en 1997, de 0,2 % de plus que les prix, on affirmait alors - conception étrange de la relance - vouloir maintenir le pouvoir d'achat des allocataires concernés. Sans doute, cas d'école pour les étudiants en économie, s'agissait-il d'une relance à dépense constante...

La stabilité des prix, l'existence d'un fort excédent extérieur, l'anémie de la demande intérieure et de l'investissement - bref, tous les indices - mettaient pourtant clairement en évidence, dès la prise de fonctions du gouvernement de M. Jospin, la nécessité d'une politique autrement hardie, et dont le relèvement des minima sociaux aurait pu être l'instrument privilégié. Plus encore, à un moment où, si la consommation intérieure et l'investissement semblent sortir de leur apathie, la crise du Sud-Est asiatique (lire pages 18 à 21) fait peser de sérieuses menaces sur le taux de croissance de 3 %, en fonction duquel ont été fixés les grands ajustements budgétaires de l'année. Le relais de la demande nationale n'en devient que plus indispensable.

Or, s'il est une certitude, c'est que tout milliard versé aux populations les plus défavorisées viendrait alimenter cette demande (30 à 70 milliards représentent des augmentations de 0,6 % à 1,46 % de la consommation des ménages) (8). Et cela, principalement en biens de première nécessité, stimulant donc la production nationale plutôt que l'importation. Dans la conjoncture actuelle, il en résulterait des créations d'emplois réductrices de dépenses sociales, génératrices de consommation, de rentrées fiscales ainsi que de cotisations sociales. La dépense budgétaire générerait ainsi, par la croissance, la résorption des déséquilibres initiaux qu'elle aurait suscités. Pour avoir écarté ou ignoré cette perspective, le gouvernement se condamne à mener un combat défensif face au mouvement des chômeurs, ce qui le met politiquement en porte- à-faux. Au lieu de l'utiliser comme fer de lance d'une action volontariste en le considérant, pour réprendre la formule de M. Robert Hue, comme « une chance pour ce pays et un stimulant pour la gauche ».
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(1Les minima sociaux, vingt-cinq ans de transformation », Dossier, no 2, juin 1997. CERC-Association (10, rue Mawas, 75015 Paris) regroupe la plupart des anciens membres du Centre d'étude des revenus et des coûts (CERC), supprimé en 1994 par le gouvernement de M. Edouard Balladur pour cause de mise en évidence des inégalités croissantes de revenus.

(2) Par « minima sociaux », on entend : le revenu minimum d'insertion (RMI), l'allocation de solidarité spécifique (ASS), le minimum-vieillesse, le minimum-invalidité, l'allocation pour adulte handicapé (AAH), l'allocation de parent isolé (API), l'allocation d'assurance-veuvage (AAV) et l'allocation d'insertion (AI).

(3) Lire « Les bas salaires en France, quels changements depuis quinze ans ? » par Pierre Concialdi et Sophie Ponthieu, paru dans Premières informations et premières synthèses, bulletin de la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) du ministère de l'emploi et de la solidarité, no 48/1, novembre 1997.

(4) Déclaration du premier ministre au Parlement (séance du 20 janvier 1998), reprise à la télévision le 21 janvier 1998.

(5) CERC-Association, note d'avril 1996.

(6) Pour le détail des chiffres, lire Martine Rossart, « Les PME à la traîne », Alternatives économiques, no 153, novembre 1997.

(7) Le Monde, 16 décembre 1997.

(8) Selon les Tableaux de l'économie française 1997-1998, de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), la consommation des ménages s'établissait à 4 768 milliards de francs en 1996.

RENÉ PASSET.


LE MONDE DIPLOMATIQUE | FÉVRIER 1998 | Pages 24 et 25
http://www.monde-diplomatique.fr/1998/02/PASSET/10063
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