"Quand une fleur pousse dans mon jardin, c'est un fait politique"
MAÏAKOWSKY
" L'ordre social n'aura vraiment atteint le degré de perfection
auquel on doit tendre sans cesse qu'à l'époque où aucun
article de lois ne sera obligatoire qu'après avoir été
soumis immédiatement à l'examen de tout individu membre de
l'Etat." CONDORCET
" La démocratie (bourgeoise), c'est la possibilité
pour les opprimés de choisir, tous les quatre ou cinq ans, leurs
oppresseurs."
" La démocratie ce sera quand les cuisinières pourront
être chefs d'Etat." LENINE
" Un peuple est d'autant plus démocratique que la délibération,
que la réflexion, que l'esprit critique jouent un rôle plus
considérable dans la marche des affaires publiques." DURKHEIM
" Le monde politique est le lieu de deux tendances de sens inverse
: d'une part, il se ferme de plus en plus complètement sur soi, sur
ses jeux et ses enjeux ; d'autre part, il est de plus en plus directement
accessible au regard du commun des citoyens, la télévision
jouant un rôle déterminant dans les deux cas." BOURDIEU
La Démocratie est en
crise dans nos sociétés occidentales. Cet air est chanté
sur tous les tons par un très grand nombre d'observateurs de toute
spécialité et de toute tendance. La désaffection vis-à-vis
du militantisme, aussi bien politique que syndical, l'absence de véritable
débat, la distance entre les décideurs et les citoyens, le retour
à la sphère privée, le caractère fantoche des
assemblées délibératives, les élections "spectacles",
la langue de bois, la corruption
, entre autres, sont autant de signes
de cette crise. Face à cela, se développe ici ou là l'idée
que la solution serait à rechercher dans une démocratie participative,
où les citoyens pourraient intervenir directement dans l'élaboration
des décisions publiques par l'intermédiaire d'associations.
Je ne vais pas trancher en faveur de l'une ou l'autre de ces conceptions.
Je vais plutôt revenir aux principes
mêmes de la démocratie pour
montrer que le système représentatif
est nécessaire mais insuffisant pour qualifier un régime de
démocratique et que la voie participative,
telle qu'on l'entend aujourd'hui, risque d'aggraver encore la situation. Je
serais donc amené en conclusion à tracer grossièrement
quelques pistes qui permettraient, deux
siècles après la Révolution, à nous faire progresser
vers la démocratie.
fin p1
Pour pouvoir dire qu'il y a crise de la démocratie encore faudrait-il
que l'on soit en démocratie. Or, dès les premiers pas de la
Révolution, un certain nombre d'auteurs énoncent l'idée,
reprise par d'autres depuis, qu'il faut distinguer un
système politique représentatif et la démocratie.
Non seulement l'élection n'est pas la
garantie de la démocratie, mais elle peut même l'assassiner.
Cette affirmation peut paraître une provocation pour beaucoup. Ne considère-t-on
pas aujourd'hui que le premier geste démocratique dans un pays est
d'organiser des élections libres? Justement, les exemples sont nombreux
pour montrer qu'il y a dans ce geste un aspect plus symbolique, voire hypocrite,
qu'une marque concrète de la démocratisation.
Pour résumer l'argumentation de ces auteurs, que je reprends à
mon compte, on peut dire que la délégation
de souveraineté qu'implique la représentation aboutit
à une confiscation de pouvoir. Il est possible de préciser
cette formule en faisant trois constats :
Les représentants ne sont pas élus, mais se
font élire. Ce n'est pas seulement une subtilité de langage.
L'électeur ne choisit pas son représentant,
il vote pour un candidat déjà pré-sélectionné
par des appareils dont le caractère démocratique est très
souvent contestable, selon des critères plus ou moins occultes. Le
multipartisme qui pourrait faire contrepoids
à ce défaut est aujourd'hui réduit
dans presque tous les pays à un bipartisme
où le plus souvent il ne passerait pas une feuille de papier à
cigarette entre les options politiques importantes des deux groupes en présence.
La situation américaine qui a servi d'exemple est particulièrement
éclairante en ce domaine, mais l'expérience française
d'alternance des dernières années n'a pas vraiment été
un contre-exemple. L'effet de cette situation c'est, aux Etats-Unis, un taux
d'abstention dépassant les 50% et en France, un vote
protestataire : plus de 40% des voix se sont portées sur des
candidats hors des "partis de gouvernement" aux dernières
élections présidentielles.
Il faut ajouter que tous les représentants n'ont pas le même
poids. Les grands élus, autrement dit les personnalités
politiques qui se font entendre et qui ont de véritables responsabilités,
se font très souvent élire après avoir eu des responsabilités
(la caste politique lance médiatiquement
ou confie une responsabilité ministérielle à une personnalité
qui va ensuite se faire "légitimer"
démocratiquement en se présentant dans une circonscription ou
une mairie taillée sur mesure).
Enfin, l'analyse socioprofessionnelle de ces
personnalités politiques montre une grande homogénéité
du recrutement. Inutile d'insister sur le nombre d'énarques. Certains
auteurs, comme Bourdieu, parlent de "noblesse d'Etat",
où l'élection sert en fait de paravent démocratique à
une aristocratie républicaine qui, en fait, se coopte et se "reproduit".
Cette dernière observation nous conduit naturellement au deuxième
constat.
III
- La confiscation technocratique [ vers
Haut,
§I ,
II,
IV
,
§V ,
VI ]
Les instances délibératives ne sont plus, dans
le meilleur des cas que des chambres d'enregistrement
de décisions prises ailleurs par des organismes non représentatifs.
La séparation des pouvoirs, inscrite dans la Déclaration des
Droits de l'Homme, se transforme en une concentration
du pouvoir entre les mains de technocrates
sans le moindre mandat électif et hors de tout
contrôle démocratique ; l'homme politique n'étant
plus que le "commercial" chargé de promouvoir la décision
auprès des médias. Et comme la technostructure
souhaite que ce travail soit correctement fait, elle le prend en son sein.
Et pour s'assurer qu'il ne prenne pas trop d'initiative, la langue de bois
servira à cacher (mais en fait à révéler) que
le responsable politique n'est que le porte parole, pas toujours au fait du
dossier, qui a été étudié en dehors de lui. Si,
par malheur la mesure prise tourne mal, la technostructure sera protégée
et c'est l'homme politique qui sera responsable ou coupable, ou
le contraire
enfin
bref, qui paiera.
Cette situation entraîne une autre déviation.
Le pouvoir technocratique est déjà en soi une
grave atteinte à la démocratie puisqu'elle met sur la touche
les représentants du peuple et détourne la Haute Administration
de sa fonction. Mais en plus, elle supprime le débat public et, enfin,
elle dépolitise la réflexion sur les décisions d'ordre
public.
fin p2
Cabinets et couloirs
Il est inutile d'insister sur l'absence de délibération et de
consultation démocratique lors de l'élaboration
des décisions politiques prises dans le secret des cabinets
ou dans des tractations secrètes.
Non seulement cela consacre le pouvoir irresponsable de prétendus experts,
mais laisse la porte ouverte à toutes les pressions
des lobbies idéologiques ou financiers. La décentralisation
n'a pas vraiment arrangé les choses (il est intéressant de voir
la concomitance entre celle-ci et les explosions de ce qu'on appelle les "affaires").
Gestion contre intérêt général
La confiscation du politique par des techniciens
et des gestionnaires conduit à n'envisager
l'action politique que sous l'aspect gestionnaire (efficacité et rentabilité),
négligeant totalement l'aspect véritablement politique (le débat
sur les finalités et la notion d'intérêt
public). Ainsi, la réforme de la "Sécu" n'est envisagée
qu'en termes d'équilibre budgétaire, les privatisations en terme
de prix de vente ou de choix des acheteurs. Et même la suppression du
service militaire, qui pourtant remet en cause l'un des principes fondamentaux
de la République, n'a été traitée, pour les uns,
comme un moyen de réduction des dépenses publiques, et, pour
les autres, comme un manque à gagner économique et financier
pour les communes privées de caserne ou de commandes militaires.
Le constat est sévère mais à la mesure du désenchantement
de nombreux citoyens. Et le danger est réel. Cette confiscation et
cette absence de transparence conduisent certains à la violence
plus ou moins spontanée pour enfin se faire entendre (voir les événements
affligeant à Cayenne récemment et plus généralement
la situation dans les banlieues ou les manifestations de certaines catégories
socioprofessionnelles) et poussent d'autres dans les bras de l'extrême
droite. Sans parler de la démobilisation politique
du plus grand nombre, spectateurs impuissants d'une dégradation de
la société dont ils tentent de se protéger par des pratiques
égoïstes.
La participation associative est-elle une réponse ? Rien n'est moins
sûr.
Il semble évident que l'intervention des citoyens
au plus près de leurs préoccupations, sans la médiation
des élus, peut apparaître comme une avancée vers une démocratie
plus directe. La réalité est tout autre. Non seulement, il y
a des limites à cette vision mais un examen réaliste de cette
pratique permet de faire apparaître les mêmes défauts que
le système précédent, parfois aggravés. On peut
d'ailleurs reprendre les trois thèmes
étudiés plus haut : le problème de la
représentativité, le caractère technocratique et le détournement
de l'intérêt général.
Le présidentialisme associatif
Il est illusoire de penser que la vie associative est une expression directe
des citoyens. Là aussi la parole des associations est celle des responsables
(Président ou bureau) dont la désignation n'offre souvent aucune
garantie démocratique. C'est particulièrement vrai justement
pour les associations d'intervention para-politique. Crées par un individu
ou un groupe d'amis qui ensuite font de la retape pour avoir des troupes,
il serait inconcevable et même inélégant de remettre en
cause le pouvoir des créateurs.
De plus, même si au sein de telle ou telle association, les règles
démocratiques élémentaires sont respectées, elle
ne saurait représenter que ses adhérents (souvent très
peu nombreux) et non la population au nom de laquelle elle prétend
parler (voir par ex. les associations de quartier). Un tel système
reviendrait en fait à ce que les partis politiques parlent au nom des
citoyens sans jamais qu'ils se présentent devant les électeurs.
Enfin, il ne faut pas négliger le fait que de nombreuses associations
ne sont que des paravents de groupes d'influences
idéologiques, politiques (y compris institutionnels : mairies, conseils
généraux etc
), religieux, économiques ou financiers.
Expertise et contre-expertise
L'intervention des associations dans le débat politique tourne très
souvent à la confrontation d'experts.
La nature même de ses associations (souvent spécialisées
dans un domaine) et la personnalité des responsables conduisent à
contourner l'aspect politique (l'intérêt général)
pour se concentrer essentiellement sur la contestation
technique et donc partielle de la décision concernée.
La vision "généraliste", qu'au fond des élus
politiques devraient avoir parce que traitant de tous les problèmes
sur la longue durée, est remplacée très souvent alors
par un affrontement d'experts. Leurs arguments d'autorité stérilisent
le débat et dépossède le citoyen, qui ne peut évidemment
pas trancher entre les affirmations contradictoires d'autorités techniques
ou scientifiques aussi apparemment compétentes les une que les autres.
A titre d'exemple, il serait intéressant
de voir comment le débat sur le métro
à Bordeaux s'est engagé entre les techniciens de la CUB
et de Matra d'une part et transcub d'autre part. Sur des points essentiellement
techniques pendant très longtemps, sans que les aspects complexes non
seulement des transports mais aussi de l'aménagement du territoire
urbain ne soient vraiment traités, devant une population passive qui
n'y a jamais vraiment compris grand chose.
Dérapage normal dans la mesure où, on l'a vu précédemment,
le pouvoir étant entre les mains des technocrates, l'éventuel
contre-pouvoir doit aussi se placer sur le même terrain.
Un débat éclaté
Le caractère ponctuel et limité (territorialement, professionnellement
)
des associations présente un risque majeur : l'affrontement de groupes
de pression essentiellement préoccupés de faire valoir
leurs intérêts particuliers. Le
plus malin ou le plus puissant médiatiquement et/ou financièrement
l'emportera, en dehors de toute préoccupation d'intérêt
général et souvent sans la moindre consultation
populaire. Il y a là une saine pratique sociale de l'expression
de tous les intérêts contradictoires mais une négation
de la démocratie et même du politique en général,
qui n'est pas la somme des intérêts particuliers mais la confrontation
des idées dans la recherche de l'intérêt commun.
fin p3
Le risque est donc grand de voir ainsi disparaître l'esprit civique
et d'aboutir à un système de lobbies
qui supprime tout débat public et démoralise (au sens de la
morale) l'action publique, tous les coups étant permis pour emporter
"le morceau".
Alors, sommes nous condamner à choisir entre la peste et le choléra,
et à nous réconforter en rabâchant la formule de Churchill
: "la démocratie est le pire des systèmes à l'exception
de tous les autres". Certainement pas, peut-être est-il souhaitable
de ne pas s'attacher aux mécanismes de la démocratie
mais d'en rappeler les principes et ne
pas se bercer d'illusions utopiques.
VI
- Délibération et contrôle populaires
[ vers
Haut,
§I ,
II,
III,
IV
,
§V ]
Ce n'est pas demain que les cuisinières seront Présidentes
ou que tous les articles de lois seront discutés par chaque citoyen
avant leur mise en uvre. Il faut donc admettre qu'il y a un gouvernement
d'une part, et des débatteurs "professionnels" (dont
c'est la fonction exclusive momentanément et non pas le métier
bien sûr), ce qu'on appelait justement des parlementaires. Mais, même
le fait que ceux-ci soient élus ne suffit
pas à garantir qu'ils s'exprimeront au nom de l'intérêt
général. Deux conditions
s'imposent : le débat public et le contrôle du pouvoir en exercice.
La parole responsable
En tout lieu, à tout instant et à tout niveau, les décisions
doivent faire l'objet d'un débat public
préalable. Le "parlementaire" (député,
conseiller municipal
) doit s'expliquer devant ses électeurs et
justifier ses votes. L'évolution de la
presse, et en particulier le rôle dominant de la télé,
ainsi que le caractère publicitaire des élections, ont pratiquement
supprimé le caractère public des débats politiques. Il
appartient donc aux associations de susciter
systématiquement ce débat ou ces explications. Plutôt
que de vouloir se substituer aux élus, il convient d'avantage de demander
à participer aux débats et à
être témoin critique des prises de position. Il y a, bien entendu
diverses modalités pratiques qui permettraient d'avancer en ce domaine,
mais ce serait un peu long de s'y attarder maintenant.
Le contrôle populaire
Il est de tradition en France de se mobiliser éventuellement au moment
de la décision, mais d'oublier ensuite de
contrôler la pratique gouvernementale ou
administrative. Le respect de la loi, l'usage des fonds publics, la pratique
concrète de l'administration ou des entreprises,
là est la véritable action démocratique.
Les atteintes aux libertés ou la dégradation de nos conditions
de vie sont plus dans le quotidien de l'administration publique et de la gestion
économique que dans le vote des lois. Là, les associations
peuvent exercer, non un contre-pouvoir, mais un cinquième
pouvoir, encore à inventer, le droit de regard et d'action juridictionnelle
sur le (les) pouvoir. Une loi sociale, ou une convention collective, c'est bien,
à condition encore qu'elle soit appliquée partout. Ce contrôle
au quotidien permettrait de combattre le secret et les abus de pouvoir,
qui sont le plus souvent non spectaculaires, mais qui polluent gravement la
vie sociale.
Un tout petit exemple pour illustrer. Depuis quelques
années, des panneaux Decaux ont poussé devant tous les Lycées
d'Aquitaine, sans la moindre utilité, or ni les syndicats d'enseignants
ni les associations de parents d'élèves, confinés dans
leurs "spécialités" n'ont demandé
des comptes aux élus régionaux sur l'opportunité
et le coût de ces panneaux. Ce petit geste aurait permis de contrôler
les dépenses publiques, aurait posé le problème
des priorités budgétaires, et mis à jour d'éventuels
dessous de- table.
Le temps m'étant compté et ne voulant qu'énoncer des constats
et poser des pistes de réflexion je ne ferais aucune conclusion fracassante.
Sinon reprendrais-je la formule de Maïakovski. Or, dans cette optique,
les associations, au cur du tissu social
sont des acteurs éminemment politiques. Elles doivent donc prendre conscience,
qu'au-delà de leur spécialité et de la défense légitime
d'intérêts spécifiques elle doivent avoir à tout
instant une posture politique, cest-à-dire
savoir se hausser en quelque domaine au
niveau de l'intérêt général.
Jean-Claude COIFFET
Vice-président du Cercle Condorcet de Bordeaux
Cercle Condorcet :
12 rue Vauban 33000 Bordeaux (siège de la Ligue
Girondine de l'Enseignement) tél : 05 56 44 52 25.
Site : http://ccbx.free.fr/
Contact : ccbx@free.fr
Débats mensuels : le deuxième lundi du mois à partir
de 19h00. Débats 2002 : Démocratie - Education - Laïcité.
Du club "Convention
pour la VIe République" ou C6R, fondé
par A. Montebourg (cf. Les
Rénovateurs du NPS), lire =>
Démocratie
locale participative, de Marion Paoletti (cf. sa contribution
au débat fin 2002) , et L'expérience
de Villard de Lans
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Enfin, et surtout, les Fiches
d'expériences participatives : conférences
de consensus, NIP, panel des citoyens, sondage d'opinion délibératif,
forums de discussion.
* L'économie sociale et solidaire : MediaSol
* Développement local => Adels
(p.ex. conseils de quartier), Unadel
* Démocratie et citoyenneté =>
Place Publique
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