Les
bidouillages de l'ANPE
LE MONDE 31.05.01
Les astuces de l'ANPE pour gonfler ses offres
et améliorer le nombre de chômeurs placés
Les résultats de l'Agence nationale pour l'emploi (ANPE) sont-ils
surévalués ?
En 2000, l'établissement public a recueilli 3,2 millions d'offres
d'emploi (+ 6,6 % par rapport à 1999), dont 87 % ont
été satisfaites, comme l'indique son rapport annuel d'activité.
Ces chiffres sont en partie contestés par le Syndicat national unitaire
(SNU), majoritaire parmi les salariés de l'agence, qui s'est récemment
alarmé, dans des lettres envoyées à la direction et dans
des tracts diffusés parmi les salariés, de la pérennité
d'"un système pernicieux et très ancré"
à l'ANPE : celui du "bidouillage des chiffres"
du service public de l'emploi, soumis par sa tutelle, le ministère
de l'emploi, à "des objectifs démesurés au mépris
de la manière dont ils seront atteints".
Pour 2001, les 18 000 employés de l'ANPE ont reçu
pour mission de collecter 3,1 millions d'offres, dont 66 % doivent
être satisfaites par l'agence, et de faire baisser de 1,2 million
le nombre de chômeurs de plus d'un an. Ces objectifs sont assortis de
primes (3 000 francs en moyenne), versées
aux agents en fonction des résultats (1)
obtenus localement et sur le plan national. S'ils sont inférieurs aux
objectifs, les primes diminuent ou sautent. Instaurée sous la direction
de Michel Bon (1993-1995), cette politique "managériale"
est toujours en vigueur. Certains directeurs d'agence fixent même des
objectifs individuels à leurs salariés,
ce qui constitue, pour le SNU, "une ouverture flagrante sur les dérives".
MISES EN RELATION FICTIVES
La première de ces "dérives" concerne une pratique
"très répandue", affirme Christophe Moreau,
chef d'équipe dans une agence des Hauts-de-Seine et secrétaire
départemental du SNU. Elle consiste à obtenir auprès
des entreprises ayant déposé une offre à l'ANPE le nom
des personnes qu'elles ont finalement recrutées par d'autres biais
que celui de l'établissement public (bouche à oreille, petites
annonces, candidatures spontanées...). Une fois le nom connu, l'agence
peut alors le rajouter à la liste de ses demandeurs d'emploi et comptabiliser
après coup son recrutement comme s'il résultait d'une "mise
en relation" effectuée par son intermédiaire entre
le demandeur et l'entreprise.
Sur les listings de l'ANPE, cette pratique est "facilement détectable",
indique M. Moreau, car les noms des demandeurs d'emploi ainsi "récupérés"
ne sont pas assortis de leur numéro individuel d'identification national.
Or celui-ci doit être systématiquement mentionné, précise
le règlement de l'ANPE, pour que soit comptabilisée comme une
mise en relation positive (MER +) l'"embauche d'un candidat présenté
directement par l'agence sur une offre enregistrée". Certaines
agences peu scrupuleuses ne prennent même pas la peine de se procurer
le nom des personnes recrutées sans leur intermédiaire :
"Il arrive que des mises en relation soient faites sur un simple X,
un Dupont, ou encore avec des noms piochés dans l'annuaire",
assure Philippe Barriol, conseiller dans une agence du Val-d'Oise et secrétaire
départemental du SNU.
"OFFRES BIDON"
(2)
Il arrive cependant qu'une "MER +" soit comptabilisée alors
qu'aucune demande n'a été déposée par l'employeur !
Dès qu'un recrutement est connu, l'offre d'emploi correspondante est
alors créée de toutes pièces avant d'être aussitôt
déclarée satisfaite et annulée dans la foulée.
Certains secteurs d'activité affectés par un fort turn-over,
comme l'hôtellerie ou la restauration, "servent souvent d'alibi
pour faire du chiffre", explique M. Moreau.
Dans le sud des Yvelines, les filiales d'un grand groupe de restauration collective
employant une quinzaine de personnes en moyenne font régulièrement
appel à l'ANPE pour trouver une dizaine d'"extras" par an.
Mais, dans les fichiers de l'agence locale de Versailles où sont traitées
toutes les demandes liées au secteur de la restauration, ce sont entre
80 et 300 offres provenant de chacune de ces filiales qui sont enregistrées
artificiellement au cours de l'année, avant d'être aussitôt
annulées, tous les postes ayant été pourvus par des demandeurs
d'emploi souvent inconnus de l'ANPE. "L'agence ne contrôle que
les demandes, jamais les offres", déplore M. Moreau,
qui a rassemblé au fil des mois une liste similaire d'"offres
bidon". Parfois, l'agence se contente d'enregistrer des offres qu'elle
trouve dans les petites annonces de la presse locale ou sur les listings d'agences
d'intérim.
(3)
NOMBRE DE RADIATIONS
Certaines des "dérives" dénoncées par le SNU
ont une incidence directe sur les chiffres de l'emploi. Pour faire baisser
le nombre de chômeurs de longue durée - une des priorités
du gouvernement -, une pratique efficace consiste à augmenter
leur taux de radiation en organisant régulièrement des
convocations collectives de chômeurs, auxquelles les plus démotivés
finissent par ne plus se rendre. "On n'a pas d'emploi à leur
proposer. On les convoque pour qu'ils ne viennent pas", résume
Annette Dubois, conseillère dans une unité de reclassement à
Paris.
BASCULER LES CHÔMEURS
Militante au SNU, celle-ci explique aussi comment quelques questions habilement
posées suffisent parfois à faire basculer des chômeurs
dans des catégories qui ne sont pas comptabilisées dans le chiffre
"officiel" du chômage (lire ci-contre). Le demandeur
d'emploi, surtout si c'est une femme, accepterait-il un poste à temps
partiel ou un emploi d'intérimaire, à défaut - ou en
attendant - d'un emploi à temps plein ? Une réponse affirmative
l'écarte alors de la catégorie 1, la seule prise en compte
pour mesurer le taux de chômage.
La direction de l'ANPE ne conteste pas l'existence de "pratiques iconoclastes"
, mais en souligne le caractère "très marginal".
"C'est l'arbre qui cache la forêt", déplore
Alain Jecko, directeur général adjoint, assurant que l'ANPE
"ne construit pas ses résultats par des bidouillages".
Dans tous les cas, poursuit-il, la responsabilité de tels actes, si
elle venait à être prouvée, ne peut être qu'individuelle
et sévèrement sanctionnée. M. Jecko revendique,
en revanche, la "mise sous pression"
du réseau par un "management serré" sur les
objectifs que "la société attend de nous".
Alexandre Garcia
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(1) Les
primes au quantitatif - i.e. au nombre de placements sans prise en compte de
leur caractère temporaire ni de leur niveau de rémunération
- incitent donc au développement des emplois précaires.
(2) On
pourrait évoquer aussi les offres d'emploi "bidon" concernant
les "essais avant embauche", que je connais pour en avoir été
personnellement victime : en 1994, avec une quinzaine d'autres "offreurs
de service" ayant répondu à une annonce de CDI, j'ai
travaillé gratuitement pendant 3 semaines, suite à quoi je n'ai
pas été payé et personne n'a été embauché.
J'ai déposé une plainte - pour "travail dissimulé"
- qui s'est soldée par un non-lieu par "manque de témoignage",
car aucune des victimes potentielles n'a été interrogée
et je ne sais toujours pas si l'ANPE a eu ou non une responsabilité dans
le suivi des offres !
(3) En
2002, le nombre des radiations a doublé
!
Pour le manque de solidarité au sujet de ma propre radiation pour "militantisme"
(officiellement pour "défaut d'actualisation" d'une
carte non reçue), puis suite à ma plainte de 2001 pour "violences"
au travail (cf. la rubrique "Les
raisins de la violence"), je crois avoir dit ce qu'il en était
de ceux qui prônent la solidarité mais ne la pratiquent pas, et
je fais le pari - risqué mais nécessaire - que je n'aurai pas
à leur rafraîchir la mémoire.
Pour l'idéologie en vigueur sur " l'usage
des sanctions ", voir mes Notes
sur le rapport du CERC 2001.
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SOURIEZ, VOUS ÊTES FILMÉ(E)
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( @ @ )
oOOo--(_)-oOOo-- En avant la démocratie participative.